12 Décembre 2011
Quelles peuvent être les répercussions, bonnes ou mauvaises, dans la manière d'appréhender la vie de tous les jours quand on joue au poker régulièrement?
Toute activité pratiquée intensément, voire excessivement, a des incidences dans nos faits et gestes quotidiens. On parle par exemple de déformation professionnelle. Il est vrai que notre activité courante la plus excessive est bel et bien notre boulot! (Certains ne font rien à leur travail, mais c'est un autre sujet).
Un exemple de déformation professionnelle: mon beau-père est photographe et il voit réellement le monde au travers de son objectif. J'ai l'impression même que la vie "en directe" n'est pour lui qu'un passage obligé vers la vie "en différé", celle qui existe par le filtre de ses milliers de photos...
Moi-même qui vends chaque jour des vélos, si Miss Monde (ou Miss Alsace très belle d'ailleurs!) passe devant moi à vélo, je regarde par réflexe le cycle qu'elle chevauche, et ne voit même pas la créature de rêve... (vous ne me croyez pas, c'est pourtant véridique).
En jouant au poker presque tous les soirs depuis quelques années déjà, quelles peuvent être les déformations quasi-professionnelles de cette pratique intensive?
Je passe rapidement sur le langage courant, affecté par ma passion. Je traite volontiers de fishs ceux qui sont incompétents (ils sont nombreux), de donks les plus cons (très nombreux également), j'utilise les termes bad beats ou good beats dans la vie de tous les jours, etc...
Comme vous, non?
Il y a un élément, plus intéressant et plus fondamental, qui influence fortement ma manière de penser.
C'est la notion de variance.
La variance est un terme extrêmement bien choisit dans le jargon du poker. Car après tout il s'agit en fait bêtement de chance ou malchance, de hasard, voire de chaos. Mais le terme variance, permet de comprendre immédiatement que le hasard est composé pour une large part de variation, jamais représentée graphiquement par des lignes droites ou même vaguement régulières.
Quand on débute au poker, on ne sait pas ce qu'est la variance, on est naïf et on la subit sans comprendre son importance. Parfois sur quelques coups de chance, le poker semble être une source facile de gains, on se croit The King of Poker... Puis on se broke et on pense être victime d'une malchance noire, hors-norme, qui n'arrivera plus jamais.
Au bout de quelques mois/années (selon le volume effectué) on apprend avec le recul à relativiser aussi bien les down-swings que les good runs. Et on découvre ce que signifie le mot variance, de manière approfondie.
Dans la vie réelle, qu'apporte donc cette compréhension hasard-variance que tout joueur de poker apprend peu à peu à apprivoiser, avec certes beaucoup de peine?
Prenons un exemple concret: le bracelet Power Balance.
Pour ceux qui ne connaissent pas, ce bracelet magnétique améliore les performances des sportifs, dixit la pub. Des vedettes l'ont porté, et ont confirmé que cela avait considérablement augmenté leurs résultats. Au tennis, au basket, au foot, dans le cyclisme, presque toutes les disciplines sportives ont été infiltrées par le bracelet magique.
Un fournisseur m'avait approché il y a deux ans. Il vendait ses bracelets comme des petits pains.
J'ai été sincère avec lui: je considérais ces bracelets comme une arnaque, ni plus ni moins, certainement extrêmement rentable (il me proposait plus de 60% de marge), mais que je me refusais à vendre.
À ses arguments (statistiques des pros qui s'amélioraient subitement), je lui ai rétorqué les mots hasard, variance, placebo. Un footballeur qui met trois buts en un match, alors que cela faisait une année qu'il ne marquait plus, est strictement similaire à un "One Time" en tournoi, après des mois de bad run...
J'ai même dû lui expliquer le terme de variance. Pas très clair visiblement pour des non-joueurs de poker...
Ce bracelet n'était pour moi instinctivement qu'une simple et bête arnaque qui jouait à la fois sur l'effet placebo (un peu) et l'effet variance (beaucoup).
En aparté, les créateurs ont maintenant des ennuis avec la justice américaine qui réclame des millions de dollars pour arnaque, le bracelet n'ayant pas démontré scientifiquement (tu m'étonnes!) ce que la publicité mensongère décrivait.
Dans un domaine similaire je pourrais citer l'homéopathie, qui fonctionne également par l'effet placebo, mais également par l'effet variance (on guérit d'un rhume, d'une grippe, voire de maladies plus graves en très peu de temps, du "jour au lendemain", par hasard). C'est évidemment totalement bluffant si on prend en plus une gélule juste avant, car alors les explications très simples de guérisons "dues au hasard-coïncidence" s'effacent devant l'effet "prouvé puisque rapide" de la pilule.
Autre exemple, plus fondamental:
Remontons dans le temps. Il y a longtemps, dans un village perdu au milieu de la savane, la pluie se fait attendre depuis six mois. Un down-swing météorologique.
Un type un peu fou, décide de faire une danse de la pluie. Le soir-même, un orage énorme éclate, avec des trombes d'eau. Le fou est porté aux nues, il devient le sorcier du village, Demi-Dieu même, qui pourra désormais refaire tomber la pluie à volonté (il aura souvent du mal mais trouvera des astuces pour justifier ses échecs, et parfois cela marchera quand même par hasard, le bad-run n'étant pas éternel). Des malades du village vont affluer, car à-priori un sorcier qui a le pouvoir de faire pleuvoir devrait également avoir des dons de guérisseurs, non? Certains mourront dans d'atroces souffrances (le sorcier testant les saignées avec un peu de maladresse), mais parfois cela fonctionnera... Merci Dame Variance!.
Un joueur de poker de cette tribu aurait pu arguer que le miracle de la pluie est sans doute dû à la variance du hasard, mais dans ce village on ne joue pas au poker, ici on ne joue qu'au "Balawoo", jeu intéressant certes (le perdant est scalpé et c'est rigolo) mais où le hasard n'a pas d'emprise (quoique...).
Donc le fou devient sorcier ou Dieu local, car la notion de variance n'est pas comprise, ni par le sorcier (de bonne foi, car il se croit vraiment doté de pouvoirs surnaturels), ni pas ses disciples.
De là à penser que toutes les grandes croyances humaines, toutes les religions, reposent essentiellement sur ces notions mal comprises de hasard et variance... Je laisse cette affirmation ouverte à discussions!
Le joueur de poker lui, en comprenant petit à petit la notion de variance, devrait arrêter de se plaindre sans cesse de bad beats, de bad runs, (il y a quelques spécimens qui ont de la peine!) pour se concentrer sur l'essentiel: bien jouer pour être positif sur le long terme, le très long terme même...
De la même manière dans la vie réelle, et même si c'est beaucoup plus compliqué (circonstances dramatiques de la vie), chaque coup de chance ou de malchance devrait être relativisé, avec détachement, pour essayer de prendre chaque fois les meilleures décisions, dans une vision de ce que l'on attend du long terme. Sans être affecté par la variance. C'est très très difficile... Impossible pour la plupart êtres humains.
Le joueur de poker aurait donc un immense avantage: celui d'accepter plus naturellement (mais pas toujours facilement...) que le hasard est omni-présent au poker comme dans la vie, avec une forte variabilité, et que les objectifs de résultats n'ont de sens que sur le long terme (plus éloigné de surcroît que ce qu'on imagine habituellement).
Si nos gouvernements étaient composés de joueurs de poker, ce serait rassurant, non?
Une petite citation pour finir: "C'est bien une habitude de l'homme que de mettre de la pensée là où la nature a jeté du hasard!" Jérôme Touzalin